Mémoire d’Unifor sur le projet de loi C-58

Loi modifiant le Code canadien du travail et le Règlement 
de 2012 sur le Conseil canadien des relations industrielles
 

Mémoire d’Unifor sur le projet de loi C-58

Unifor est le plus grand syndicat du secteur privé au Canada, représentant plus de 315 000 travailleuses et travailleurs dans tous les grands secteurs de l’économie. Le syndicat milite pour tous les travailleurs et travailleuses et leurs droits. Il lutte pour l’égalité et la justice sociale au Canada et à l’étranger, et aspire à provoquer des changements progressistes pour un meilleur avenir. Le travail d’examen et d’amélioration des normes du travail dans le secteur privé sous réglementation fédérale s’inscrit directement dans ce mandat.

Unifor est également le plus grand syndicat du Canada dans le secteur privé sous réglementation fédérale, représentant plus de 66 000 travailleuses et travailleurs notamment dans les secteurs des transports, des médias, des télécommunications et des services financiers.

Unifor négocie une convention collective presque tous les jours à la grandeur du pays, et la plupart de ces négociations se concluent par une entente. Dans les rares cas de conflits de travail, bon nombre d’employeurs s’engagent respectueusement dans des pourparlers avec le syndicat, notamment en refusant d’avoir recours à des travailleuses et travailleurs de remplacement, aussi appelés briseurs de grève. Néanmoins, certains employeurs refusent de respecter les droits des travailleuses et travailleurs au Canada et agissent comme si ces derniers n’avaient aucun droit de grève protégé par la Charte en employant activement ou en menaçant d’employer des briseurs de grève.

Les arguments en faveur d’une loi interdisant le recours aux briseurs de grève sont clairs. Les briseurs de grève sapent fondamentalement le droit de grève en limitant l’impact du retrait de la main-d’œuvre et la perturbation des activités normales d’une entreprise. Bien que les employeurs affirment que l’embauche de briseurs de grève est nécessaire pour maintenir la production, ils oublient, comme par hasard, qu’aucune interdiction de ce genre n’a jamais été mise en œuvre sans une disposition imposant le maintien des services essentiels.

La véritable raison pour laquelle les employeurs embauchent des briseurs de grève est simple : ils veulent affaiblir le pouvoir du syndicat et poursuivre leurs activités comme si de rien n’était.

En mai 2021, Unifor a publié un document de travail intitulé Le bien-fondé d’une loi anti‑briseurs de grève au Canada. Dans ce document, nous faisons valoir que l’adoption d’une loi anti-briseurs de grève rigoureuse et équitable interdisant l’embauche de briseurs de grève pendant les grèves et les lock-out légaux contribuera à réduire la durée des conflits de travail, à rendre les milieux de travail plus sécuritaires et à réduire le nombre de piquets de grève acrimonieux et conflictuels.

Dans ce document, nous présentons également des données et des analyses sur l’expérience de nos membres en matière de conflits de travail entre 2013 et 2020. Ces données sont essentielles au débat actuel sur le projet de loi C-58 où la question de l’impact des briseurs de grève sur la fréquence et la durée des conflits de travail est devenue centrale.

Nous tenons à remercier le Comité permanent des ressources humaines, du développement des compétences, du développement social et de la condition des personnes handicapées de nous avoir donné l’occasion de présenter nos commentaires sur le projet de loi C-58, tant en personne que dans le présent mémoire, lesquels viendront compléter la déclaration de notre présidente nationale, Lana Payne, prononcée le 21 mars 2024.

Dans le présent mémoire, nous proposons un résumé du document Le bien-fondé d’une loi anti‑briseurs de grève au Canada, rétablissons la vérité concernant les arguments présentés par certains employeurs et groupes d’employeurs, et réfutons leurs propositions alors que le projet de loi C-58 suit le chemin des diverses approbations législatives.

Au nom de nos membres, nous nous réjouissons du soutien unanime et multipartite qu’a reçu le projet de loi C-58 en deuxième lecture, ainsi que de son adoption et de sa mise en œuvre des plus promptes.

Le bien-fondé d’une loi anti-briseurs de grève au Canada

Sur la base de notre expérience et des recherches menées dans le cadre de la préparation de notre document de travail Le bien-fondé d’une loi anti-briseurs de grave au Canada, nous estimons que le recours aux briseurs de grève pendant les grèves et les lock-out :

  • affaiblit le pouvoir collectif des travailleuses et travailleurs;

  • prolonge inutilement les conflits de travail;

  • élimine le pouvoir essentiel que le retrait de la main-d’œuvre devrait conférer aux travailleuses et travailleurs pour mettre fin à un conflit, c’est-à-dire la capacité d’exercer une pression économique;

  • contribue à accroître les conflits sur les lignes de piquetage;

  • compromet la sécurité des milieux de travail;

  • déstabilise les relations de travail normalisées entre la main-d’œuvre et l’employeur;

  • élimine les incitatifs offerts aux employeurs pour négocier et conclure des ententes équitables.

Dans notre document de travail, nous avons analysé nos propres données sur les conflits de travail touchant Unifor entre 2013 et 2020 et avons constaté ce qui suit :

  • des conflits de travail sont survenus dans environ 2,1 % des négociations contractuelles d’Unifor, un chiffre qui correspond à d’autres études sur le sujet;

  • le nombre de conflits dans lesquels des briseurs de grève ont été embauchés est relativement faible (moins de 10 % des conflits de travail), mais l’impact du recours aux briseurs de grève est majeur (au chapitre des impacts négatifs énumérés précédemment);

  • les trois plus longs conflits de travail de l’histoire d’Unifor mettaient en cause des briseurs de grève;

  • la durée moyenne d’un conflit était six fois plus grande lorsqu’un employeur avait recours à des briseurs de grève qu’en l’absence de briseurs de grève.

Analyse des données empiriques

Malgré nos conclusions, les groupes d’employeurs rejettent souvent les données empiriques que présentent les syndicats en les qualifiant d’« anecdotiques ». Ils répètent plutôt sans cesse le mythe selon lequel il existe un large consensus empirique dans la littérature académique sur les impacts néfastes de l’interdiction de recourir à des briseurs de grève. L’Association des Employeurs des transports et communications de régie fédérale (ETCOF) insiste pourtant pour dire qu’aucune preuve empirique n’a démontré qu’une telle interdiction aurait un effet salutaire sur les relations de travail et que la littérature révèle que le « contraire est vrai ».

Cet argument est manifestement faux et constitue une représentation erronée de la littérature.

Dans son mémoire sur le projet de loi C-58, l’ETCOF s’appuie sur deux sources : une étude sur le droit du travail menée par l’Institut C.D. Howe en 2010[1] et une analyse de trois pages rédigée par Morley Gunderson en 2008 et publiée en ligne par l’Atlantic Institute for Market Studies, qui a depuis fusionné avec l’Institut Fraser[2].

Gunderson (2008)

La brève analyse de Morley Gunderson (2008) cite principalement des études qu’il a lui‑même menées dans les années 1990 en collaboration avec ses collègues, une série de travaux qui a souvent été citée par des groupes d’employeurs pour s’opposer à l’interdiction d’embaucher des briseurs de grève.

Les études qui ont utilisé des données historiques pour schématiser les impacts d’une telle interdiction, comme celle de Cramton, Gunderson et Tracy (1999)[3], se sont appuyées sur des données relatives aux arrêts de travail antérieurs à 1993, tirant donc leurs conclusions uniquement à partir de l’expérience du Québec en la matière après 1977[4]. Les données sur les arrêts de travail se limitaient également aux grèves et aux lock-out dans le secteur privé touchant plus de 500 travailleuses et travailleurs.

Les chercheurs ont reconnu les limites évidentes d’un ensemble de données aussi étroit, déclarant que « la variabilité limitée de la variable de la politique d’interdiction de recourir aux briseurs de grève complique la détermination de son effet marginal sur l’issue des négociations » [traduction].

Institut C.D. Howe (2010)

L’étude menée par l’Institut C.D. Howe s’est heurtée à des limites similaires, utilisant des données contractuelles pour les unités de négociation du secteur privé comptant au moins 500 travailleuses et travailleurs et s’appuyant fortement sur les données du Québec. Les auteurs ont reconnu que les résultats du Québec étaient brouillés par « l’effet de fuite des investisseurs du Québec en réponse au mouvement souverainiste » [traduction]. Lorsque le Québec a été exclu de leur modèle, la variable de l’interdiction de recourir aux briseurs de grève a perdu sa signification statistique.

Essentiellement, l’étude de l’Institut C.D. Howe souligne surtout la difficulté de distinguer les effets de cette interdiction de ceux d’autres politiques sur les relations de travail puisque « notre analyse empirique ne peut pas déterminer, si plusieurs lois changent en même temps, quelle loi est responsable des changements touchant les salaires ou les grèves » [traduction].

Duffy et Johnson (2009)

En revanche, les employeurs ont complètement ignoré les travaux de Paul Duffy et de Susan Johnson (2009)[5], une étude révisée par des pairs et publiée dans Analyse de politiques, bien que leur recherche ait utilisé un ensemble de données plus large et plus rigoureux allant de 1978 à 2003 et qu’elle ait tenté de contrôler les effets propres à chaque province, ce que les études précédentes n’avaient pas réussi à faire.

Duffy et Johnson ont constaté que l’incidence des arrêts de travail augmentait au cours des deux premières années suivant l’entrée en vigueur d’une législation anti-briseurs de grève, mais que cet effet disparaissait une fois la législation en vigueur depuis deux ans ou plus. La durée des arrêts de travail était immédiatement et significativement réduite. Les auteurs n’ont pas constaté de hausse du nombre de jours perdus en raison d’arrêts de travail après l’adoption d’une telle interdiction, en raison de la réduction globale de la durée des arrêts de travail.

Absence de consensus empirique et obstacles en matière de recherche

 

Dans son mémoire au Comité permanent des ressources humaines, du développement des compétences, du développement social et de la condition des personnes handicapées, la Chambre de commerce du Canada reprend la caractérisation inexacte et trompeuse de l’ETCOF en ce qui concerne les preuves empiriques de l’impact du recours aux briseurs de grève. Comme l’ETCOF, la Chambre de commerce voudrait nous faire croire que les données empiriques concernant l’impact du recours aux briseurs de grève sur la fréquence et la durée des conflits de travail règlent la question une fois pour toutes. Mais si des affirmations solides nécessitent des preuves solides, la Chambre de commerce et l’ETCOF échouent lamentablement.

Un survol rapide de la littérature révèle en réalité qu’il n’existe pas de consensus clair sur l’impact de l’interdiction de recourir aux briseurs de grève, pour la simple et bonne raison qu’il est impossible d’isoler une loi spécifique de son contexte sociohistorique élargie et d’en examiner les impacts dans un cadre expérimental contrôlé. Comme nous l’avons noté dans notre document Le bien-fondé d’une loi anti-briseurs de grève au Canada :

« […] il est difficile de dire si les effets observés […] sont dus à la législation anti‑briseurs de grève (et à d’autres dispositions relatives aux relations de travail) ou à des événements et circonstances historiquement uniques. Il s’agit notamment de l’histoire particulière des conflits de travail dans certaines provinces, des partis politiques au pouvoir, des gouvernements minoritaires ou majoritaires, des niveaux de syndicalisation, de la taille moyenne des unités de négociation, de la concentration des syndicats, de l’évolution de la culture et des normes en matière de relations de travail et des différences sectorielles (y compris les secteurs qui tendent à dominer l’économie d’une province donnée). »

Un autre obstacle statistique complique le débat actuel sur les impacts du recours aux briseurs de grève sur la fréquence et la durée des conflits de travail : le manque de données exhaustives sur le recours aux briseurs de grève. Par exemple, dans son document intitulé Ce que nous avons entendu du Programme du travail, Emploi et Développement social Canada estimait que les employeurs sous réglementation fédérale avaient embauché des briseurs de grève dans environ 42 % des grèves et des lock-out de 2012 à 2023 et notait aussi qu’« il n’existe pas de statistiques officielles sur la fréquence à laquelle les employeurs ont recours à des travailleurs de remplacement[6] ».

Cette absence de statistiques officielles rend les conclusions du document de travail d’Unifor d’autant plus pertinentes puisque les données que nous y avons présentées représentent l’expérience réelle en la matière.

Comme l’ont admis Gunderson et ses collègues (2005)[7], « la mesure macroéconomique des grèves en tant que temps de travail perdu nécessite la perspective de l’employeur à l’égard des grèves » [traduction]. Nous soutenons que cette même distorsion s’applique à toute tentative de mesurer l’utilité des briseurs de grève par le seul biais de leur impact sur l’incidence et la durée des grèves.

Comme nous l’avons noté dans notre document de travail, la littérature sur l’interdiction de recourir aux briseurs de grève omet systématiquement de prendre en compte et de mesurer les impacts physiques et mentaux du recours aux briseurs de grève sur les travailleuses et travailleurs, en particulier en raison de leur capacité d’envenimer les environnements de travail, d’imposer un fardeau financier aux membres syndiqués, d’éroder le bien-être physique et mental, et d’inciter les confrontations violentes sur la ligne de piquetage.

Au bout du compte, Unifor maintient que le droit de grève protégé par la Charte, quelles que soient les affirmations fondées sur des données empiriques contradictoires, ne peut pas être aboli par le recours à des briseurs de grève. Il est impossible de saisir l’impact corrosif de l’embauche de briseurs de grève sur la main-d’œuvre au moyen de modèles théoriques exagérément simplifiés de leur effet sur le temps de travail perdu ou au moyen d’une analyse des coûts et des avantages de leurs résultats économiques, comme l’affirment les employeurs.

Rejet de l’appel à des exemptions et à des exceptions discutables 

Les représentants et les défenseurs des employeurs ont régulièrement invoqué le spectre du chaos économique causé par les arrêts de travail pour s’opposer à l’interdiction de recourir aux briseurs de grève. Certains répètent sans cesse que les grèves dans le secteur réglementé par le gouvernement fédéral constituent une menace grave pour les chaînes d’approvisionnement fragilement équilibrées qui soutiennent l’économie canadienne et que le projet de loi C-58 ne ferait qu’encourager les travailleuses et travailleurs à faire la grève plus souvent et plus longtemps.

Comme nous l’avons noté précédemment, il existe peu de preuves empiriques pour étayer l’affirmation selon laquelle l’interdiction de recourir à des briseurs de grève augmenterait le nombre de jours perdus en raison d’arrêts de travail. Au contraire, plutôt que de permettre aux employeurs de prolonger indéfiniment les conflits de travail en embauchant des briseurs de grève pour réduire les impacts sur leurs activités, les pressions économiques, tant pour la main-d’œuvre que les employeurs, s’équilibreraient afin que les deux parties reviennent à la table de négociation et négocient une entente équitable.

Les employeurs veulent que le gouvernement et le public ignorent le fait que les conflits de travail entraînent toujours un coût plus élevé pour le travailleur individuel que pour l’employeur. Comme l’ont expliqué en détail les représentants des syndicats et des travailleuses et travailleurs, la décision de faire la grève est déchirante. Les travailleuses et travailleurs sacrifient leur revenu et la sécurité économique de leur famille pour exiger une entente équitable, sans savoir s’ils seront indemnisés au terme du processus. La grève est toujours la dernière option et la décision ne se prend pas sur un coup de tête.

Cependant, les modifications proposées au projet de loi C-58 par les représentants des employeurs, décrites ci-après, suggèrent que bon nombre d’employeurs voient un problème dans la notion fondamentale voulant qu’une grève doive nuire à leurs activités ou leur imposer un quelconque coût. Loin de maintenir un équilibre des pouvoirs, les employeurs reconnaissent que l’embauche de briseurs de grève constitue un moyen très efficace de contourner la pression économique que le droit de grève est censé exercer. C’est ce terrain de jeu biaisé qu’ils tentent actuellement de défendre.

Dans la section suivante, nous réfutons certaines des modifications les plus courantes au projet de loi C-58 que les employeurs ont proposées.

Inclusion d’une disposition sur les « menaces pour l’intérêt national ou la sécurité économique nationale »

Les employeurs ont demandé un certain nombre de modifications au projet de loi C‑58 qui neutraliseraient effectivement ses impacts, ainsi que des changements au Code canadien du travail qui éroderaient encore davantage le droit de grève. Parmi ces propositions, la plus importante exige qu’une disposition sur les « menaces pour l’intérêt national ou la sécurité économique nationale » soit ajoutée à la liste d’exemptions qui permettraient l’embauche de briseurs de grève en vertu du paragraphe 9(7) du projet de loi C‑58 et qu’une formulation similaire soit incluse dans l’article 87.4 du Code canadien du travail sur le maintien des services essentiels.

De telles modifications doivent être fermement rejetées étant donné le potentiel alarmant d’abus et de politisation des termes « intérêt national » et « sécurité économique ». Non seulement l’inclusion de ces termes subjectifs dans le projet de loi annulerait complètement toute tentative d’interdire le recours aux briseurs de grève, puisque les employeurs peuvent toujours faire valoir que leurs activités peuvent faire l’objet d’une exemption, mais leur inclusion dans les dispositions du Code du travail sur les services essentiels annulerait effectivement le droit de grève pour de larges segments de travailleuses et travailleurs dans le secteur réglementé par le gouvernement fédéral.

Le libellé actuel de l’article 87.4 du Code du travail est prudemment rédigé de manière à nuire le moins possible au droit de grève. Les activités doivent être poursuivies « dans la mesure du possible » pour prévenir un « risque immédiat et grave pour la sécurité ou la santé du public ». Ce n’est que dans la mesure nécessaire qu’il doit s’agir d’un risque « immédiat » et « grave », et non d’une menace future ou spéculative, et uniquement en ce qui concerne un « risque […] grave pour la sécurité ou la santé du public ». Il ne s’agit pas d’une simple difficulté économique ou d’un désagrément pour le public.

Exiger l’arbitrage exécutoire pour les secteurs de la « chaîne d’approvisionnement critique »

Les employeurs ont fait valoir que le projet de loi devrait inclure des dispositions permettant au gouverneur en conseil d’imposer un arbitrage exécutoire pour les secteurs de la chaîne d’approvisionnement critique lorsqu’il n’a pas été possible de négocier un règlement ou un accord. Comme mentionné précédemment, la situation se prête facilement aux abus et à la politisation d’un tel processus étant donné l’ambiguïté de la définition de la « chaîne d’approvisionnement critique » par les gouvernements successifs. Une telle exigence ouvrirait également la porte à une avalanche d’efforts de lobbying et à une perte totale de confiance dans le système fédéral des relations de travail, certaines industries et entreprises étant perçues comme bénéficiant d’un traitement préférentiel.

Remplacer « avis de négociation » par « avis de différend »

Un certain nombre de représentants des employeurs ont demandé que toutes les références à l’« avis de négociation » soient remplacées par l’« avis de différend » à l’article 9 du projet de loi. La justification d’un tel changement est claire : en utilisant l’avis de différend comme date limite pour l’embauche de briseurs de grève autorisés (p. ex. des cadres et des entrepreneurs), les employeurs sont en mesure d’évaluer les progrès de la négociation et de contourner l’interdiction par l’embauche proactive de briseurs de grève autorisés avant un éventuel avis de différend. Cette échappatoire éventuelle doit être rejetée.

Autoriser l’embauche d’entrepreneurs de quelque manière que ce soit

Conformément au changement proposé ci-dessus, certains employeurs ont fait valoir qu’il ne devrait y avoir aucune restriction quant à l’embauche d’entrepreneurs avant l’« avis de différend » en vertu du paragraphe 9(5), alors que le projet de loi exige actuellement des employeurs qu’ils y aient recours « de la même manière, dans la même mesure et dans les mêmes circonstances qui prévalaient avant » que l’avis soit donné. Encore une fois, parallèlement au changement proposé ci-dessus, cette modification permettrait aux employeurs d’avoir recours à leur guise à des entrepreneurs comme briseurs de grève et de les embaucher stratégiquement pendant le processus de négociation lui‑même. Ce changement doit également être rejeté puisqu’il va à l’encontre de l’esprit et de l’intention du projet de loi C-58.

Conclusion

Les relations de travail pacifiques au Canada et dans le reste du monde reposent sur les principes de la négociation collective libre et juste, lesquels ont permis d’améliorer les conditions de vie et de travail de la population canadienne depuis des générations. Aucun pays n’a réalisé de progrès pour ses travailleuses et travailleurs et assuré leur prospérité sans la présence de syndicats forts et de lois strictes en matière de négociation collective. L’histoire a montré que notre capacité de négocier dans un cadre qui respecte la voix et le pouvoir des travailleuses et travailleurs a été le seul moyen fiable d’améliorer les normes pour tous et toutes, qu’ils soient syndiqués ou non.

Les arguments avancés par certains employeurs et représentants de l’industrie contre le projet de loi C-58, y compris les modifications qu’ils proposent d’y apporter, révèlent qu’ils ne croient fondamentalement pas aux principes de base de la négociation collective libre et juste ou du droit de grève si l’expression de ces principes et de ces droits par les travailleuses et travailleurs leur impose des coûts économiques.

L’expérience récente d’Unifor lors de la grève à l’Autoport d’Halifax en est un bon exemple. L’Autoport appartient au Canadien National, une entreprise extrêmement rentable de compétence majoritairement fédérale, bien que ce récent conflit ait impliqué un petit groupe de travailleuses et travailleurs relevant du gouvernement provincial. Le 27 février 2024, premier jour d’une grève légale, des briseurs de grève ont franchi la ligne de piquetage, affaiblissant agressivement le droit de grève de 239 membres d’Unifor. Alors qu’il était à la table de négociation avec la section locale et un conciliateur fédéral, l’employeur a embauché et formé des briseurs de grève et préparé leur déploiement.

Il ne s’agissait manifestement pas d’une négociation collective libre et juste.

Le Canadien National est membre de l’ETCOF, qui, comme nous l’avons vu précédemment, déploie activement et ouvertement des efforts de lobbying contre les droits des travailleuses et travailleurs au Canada. Les recommandations de l’ETCOF et d’autres employeurs neutraliseraient le projet de loi C-58. Les modifications élargies qu’ils proposent à la politique du travail, dont les modifications au Code canadien du travail, rendraient futiles les droits des travailleuses et travailleurs en matière de négociation collective.

La voie que propose l’ETCOF et d’autres employeurs mènera précisément au chaos qu’ils ont invoqué dans leurs efforts de lobbying contre le projet de loi C-58. Elle obligera les travailleuses et travailleurs et les syndicats à recourir à des méthodes plus directes pour faire respecter les droits de négociation collective, causant bien des maux de tête aux employeurs, à la main-d’œuvre et aux gouvernements. Elle ne mènera certainement pas à la paix sociale que les employeurs prétendent vouloir instaurer.

Il est impératif d’adopter le projet de loi C-58 : l’embauche et la menace d’embauche de briseurs de grève pendant les négociations affaiblissent le droit des travailleuses et travailleurs à la négociation collective et à la grève, prolongent considérablement les conflits de travail, éliminent la pression économique que les travailleuses et travailleurs peuvent exercer lorsqu’ils négocient avec les employeurs, augmentent la violence et les conflits sur les lignes de piquetage, mettent en péril la santé et la sécurité, déstabilisent les relations de travail normalisées, et laissent dans leur sillage des milieux de travail toxiques. Les briseurs de grève n’incitent pas les employeurs à négocier et à conclure des ententes là où ils devraient le faire, c’est-à-dire à la table de négociation.

Le Québec et la Colombie-Britannique ont adopté des lois similaires il y a des décennies, et aucune des deux provinces n’a connu le genre de chaos économique que les employeurs avancent. Le Manitoba a récemment annoncé qu’il allait également interdire les briseurs de grève.

De notre point de vue, la moindre des choses pour les élus serait d’adopter le projet de loi C‑58 et de le mettre en œuvre sans tarder afin d’établir des règles de jeu équitables. Le projet de loi moderniserait les relations de travail de compétence fédérale afin de refléter le contexte socioéconomique actuel, dans lequel la hausse drastique du pouvoir et de la richesse des entreprises nécessite un contrepoids efficace. 

Unifor recommande donc l’adoption prompte du projet de loi C-58 et sa mise en œuvre immédiate.


[1] Dachis, B., et Hebdon, R. (2010). « The Laws of Unintended Consequence: The Effect of Labour Legislation on Wages and Strikes ». C.D. Howe Institute Commentary No. 304. En ligne : https://www.cdhowe.org/sites/default/files/attachments/research_papers/mixed/commentary_304.pdf.

[2] Gunderson, M. (2008). « Bans on Strike Replacement Workers: Pouring oil on the Fire ». AIMS Labour Market Series Commentary #4. En ligne : https://www.aims.ca/site/media/aims/LabourSeries4.pdf.

[3] Cramton, P., Gunderson, M., et Tracy, J. (1999). « The Effect of Collective Bargaining Legislation on Strikes and Wages ». Review of Economics and Statistics, 81(3). Document de travail en ligne : https://cramton.umd.edu/papers1995-1999/99restat-effect-of-collective-bargaining-legislation.pdf.

[4] Des interdictions relatives au recours aux briseurs de grève ont été instaurées en Colombie-Britannique et en Ontario au début de 1993, bien que cette interdiction ait été abrogée en Ontario trois ans plus tard.

[5] Duffy, P., et Johnson, S. (2009). « The Impact of Anti-Temporary Replacement Legislation on Work Stoppages: Empirical Evidence from Canada ». Analyse de politiques, 35(1) : 99-120. En ligne : https://www.jstor.org/stable/40213403

[6] Programme du travail d’Emploi et Développement social Canada (septembre 2023). Ce que nous avons entendu : Interdire l’embauche de travailleurs de remplacement dans les industries sous réglementation fédérale et améliorer le processus de maintien des activités en vertu du Code canadien du travail. 
No de cat. : Em8‑79/2023F-PDF. ISBN/ISSN : 978-0-660-49922-2. En ligne : https://www.canada.ca/content/dam/canada/employment-social-development/programs/labour-relations/reports/what-we-heard-replacement-workers-maintenance-activities/SPAWID-RW-WWHR-FR.pdf.

[7] Gunderson, M., Hebdon, B., Hyatt, D., et Ponak, A. (2005). « Strikes and Dispute Resolution ». Dans M. Gunderson et autres (éd.), Union-Management Relations in Canada, 5e édition. Toronto : Pearson Addison Wesley : 332-370.